dimanche 27 janvier 2008

Renaud Camus, lors de "l'affaire"

"J'ai raconté à peu près sans encombre ce que j'avais à raconter sur Vaisseaux brûlés et sur "la forme heureuse", puisque c'était le sujet choisi depuis longtemps. Mais ensuite le débat s'est engagé, et il n'a pas tardé à se diriger vers "l'affaire Camus", comme il était à prévoir. Il y avait là un professeur nommé Prince, d'origine égyptienne et juive d'Alexandrie, m'a-t-on expliqué par la suite, qui trouvait fort mauvais qu'on osât parler de "Français de souche" et faire la moindre distinction entre les Français "de première ou deuxième génération" et les autres. Quel était mon âge, voulait-il savoir ? Cinquante-trois ans ? Eh bien j'étais français depuis cinquante-trois ans, et certainement pas depuis dix ou quinze générations comme je le prétendais. Il n'y avait pas de Français qui le soient depuis plus de générations que les autres. On ne pouvait pas être français depuis plus longtemps que le nombre d'années qu'on avait. Le reste était une absurdité et une absurdité criminelle, cet homme ne se privait pas pour l'insinuer. Il a juridiquement raison, et je suis tout à fait d'accord avec lui en droit. Le paradoxe est que toutes ces personnes qui dénient si véhémentement le rôle de l'origine dans la constitution des opinions et des personnalités ne témoignent rien d'autre, par leur véhémence, que l'importance de leurs propres origines dans la constitution de leur personnalité à eux, et de leurs opinions. Paul me rapportait avant mon départ que Leslie Kaplan était indignée par les passages où selon elle j'établissais une distinction entre les "Français de première ou seconde génération" et les autres dans leurs capacités respectives à appréhender l'héritage culturel français. C'était insulter la pensée, disait-elle. Or nous sommes là au coeur de Du Sens. Car ce dont il s'agit est bien de savoir si la pensée et le sens sont des abstractions purement intellectuelles, ou si elles sont nourries et orientées entre autres choses, bien sûr, très entre autres choses par l'origine. Pour moi je me soucie peu d'une pensée tout abstraite. D'une part je n'y crois guère, et surtout elle serait sans attrait à mes yeux. Je n'aime que les idées et les phrases qui apportent avec eux leur terre, leur air, leur lumière ce qu'écrivant je pense moins à Barrès ou Péguy qu'à Bachelard. Pour tâcher de bien comprendre les objections qui me sont faites, je dois renverser le problème. Prenons un pays que je connais bien, que j'ai beaucoup pratiqué, et que j'aime très profondément. Mettons que je m'établisse en Italie après tout il n'est pas exclu que cette méchante affaire, si elle continue de s'aggraver, finisse par me contraindre à l'exil. Au bout de cinq ou six ans de séjour en Italie, je suppose que je pourrais me faire naturaliser, et devenir italien. Mais en quel sens serais-je alors italien ? Nous sommes ici au centre du débat. Evidemment je connaîtrais mieux la culture italienne, l'histoire italienne, le territoire italien que quatre-vingt-quinze pour cent des Italiens. Je comprendrais mieux Borromini, par exemple, que l'immense majorité d'entre eux, qui connaissent à peine son nom, et presque pas du tout son oeuvre. Sur Leopardi, de même, je saurais plus de choses que la plupart. Cependant je ne peux pas oublier ce vieux paysan, rencontré un jour près de Recanati, et qui m'a récité les premières vers de L'Infinito, que sans doute il avait appris à l'école, ou bien au sein de sa famille, trois quarts de siècle plus tôt. Son accent, bien qu'éminemment rustique, était meilleur que le mien, évidemment, plus italien, en tout cas. Mais surtout : est-ce qu'il n'y a pas une connaissance par le temps ? Par le seul fait d'avoir été là ? D'avoir souffert, d'avoir aimé, d'avoir versé son sang, peut-être ? Ou bien poser seulement pareilles questions (dont je n'ai pas les réponses), est-ce que c'est déjà inadmissible, ainsi qu'il semblerait ? Il me semble que je n'arriverais pas à me sentir très italien; ni seulement à le souhaiter, peut-être serait-ce pour la seule raison que je continuerais de me sentir très français, quoi qu'il arrive. Or ce ne serait pas quelque chose en moins, mais bel et bien quelque chose en plus. Je serais un Italien d'Italie, en grande partie de culture française. Mes enfants s'ils naissaient là-bas (nous sommes dans la supposition pure) seraient certainement plus italiens que moi et moins français. Sans doute se sentiraient-ils parfaitement italiens, italiens d'origine française. On ne peut pas effacer l'origine. Et d'ailleurs personne ne le souhaite. Ou bien si ? J'imagine que les Mac-Mahon, les Dillon et autres O'Lanyer, mes cousins, se sentent aussi français qu'on peut l'être, depuis le temps. Et pourtant je suppose aussi qu'il reste au fond d'eux une tendresse particulière pour l'Irlande; qu'ils ne peuvent pas penser à l'Irlande comme à un pays étranger. Il y a la question du nom, qui comme toujours est centrale. Le nom Mac-Mahon est parfait, à cet égard : très inscrit dans l'histoire de France (un président de la République !), français jusqu'au bout des jambages, et pourtant obstinément étranger (d'où un grand charme. Je change Camus pour Mac-Mahon any day). Farid Tali et moi, sur ces sujets-là, nous comprenons parfaitement, c'est étrange étrange au regard de la mécompréhension quasi générale qui m'entoure aujourd'hui. Quand il me parle des difficultés de sa position, voire de son déchirement entre deux cultures, entre deux langues, entre deux histoires et deux façons de vivre, il me semble qu'il y très peu de perte du sens, entre nous; et pas la moindre hostilité, en tout cas. Il faudrait convoquer aussi le problème des peintres, des "écoles", des styles; des musiciens, du "son"; des artistes en général. Parler d'une "école française", est-ce tout à fait périmé aujourd'hui ? Il y a pourtant bien un "style" français, qu'on reconnaît chez le maître de la Pieta d'Avignon, chez Fouquet, chez Clouet, chez Poussin, chez Valentin, chez Bourdon, Manet, Cézanne, Matisse encore. Est-ce qu'il tient uniquement à des écoles, à un enseignement, à un milieu culturel, ou bien est-il dans une certaine mesure héréditaire, "génétique" ? Ou bien encore, voie moyenne, procède-t-il du paysage, de la lumière, du climat, du temps qu'il fait ? Je me souviens que nous avions de grandes discussions à propos de Picasso, Jean Puyaubert et moi mais c'était à front renversé, par rapport à l'absurde situation actuelle, et au rôle imbécile dans lequel on prétend m'enfermer. Je soutenais que Picasso était incompréhensible sans la France, sans Paris en particulier, sans le mouvement artistique français, et bien entendu sans Cézanne. Jean trouvait que ce qui était éclatant chez l'artiste, et qui transparaissait dans la moindre de ses oeuvres, de bout en bout, c'était l'Espagne. Nous avions raison tous les deux, bien entendu. Et l'on pourrait avoir le même genre de conversations un peu vaines (mais plaisantes) à propos du Gréco : inexplicable sans l'Espagne, inexplicable sans Venise, inexplicable sans la Crète mais avant tout inexplicable (de toutes les phrases que j'aie jamais écrites, une de celles que j'assume le moins mal est celle-ci : « Comprendre une oeuvre d'art, c'est mesurer exactement les raisons qui nous la rendent inintelligible à jamais. ») Peut-on parler encore d'un son français, pour un orchestre pont aux ânes de la critique musicale jusqu'aux années soixante-dix ? Et pour un chef d'orchestre, comme on l'a beaucoup fait ? Monteux, Munch, Boulez encore ? Et de nouveau : ce son, si son il y a (ou il y avait), tiendrait-il à quelque caractère de la « "race" », ou bien était-il acquis, enseigné, grâce à des traditions de conservatoire, par exemple ? A quelques secrets pieusement transmis, de maître en maître ? Ce sont là des questions passionnantes, à mon avis. En tout cas elles m'intéressent moi. L'ennui c'est que l'esprit du temps rend presque impossible de se les poser, désormais. Et je suis ainsi fait que plus il prétend me les interdire, plus je les trouve fascinantes, évidemment. Plus il prétend m'en dicter les réponses, plus celles qu'il écarte d'emblée me paraissent revêtues d'attrait, ou de justesse ce qui ne signifie pas que j'y souscris, au demeurant. "

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